▬ Cela a commencé ?▬ Oui, Monsieur.▬ Veillez à ce que Madame ne manque de rien.▬ Bien, Monsieur.Un cri se faisait entendre. Un cri qui résonnait dans l'immense bâtisse. Un bâtiment somptueux, digne du rang de ses propriétaires. Le manoir s'étendait sur plus de 1500 mètres carrés, sans compter les hectares de domaine qui l'environnait. Mais rien n'était trop beau pour une des familles les plus puissantes de Londres. Les Taylor avaient perdus leur rang de naguère, voila de cela plusieurs siècles mais leur richesse s'était accru considérablement. Et il vivaient comme les aristocrates qu'ils n'étaient plus. Quand on a les moyens de ses ambitions, ce n'est guère un problème. En cette soirée donc, le manoir résonne des cris d'une femme. Une femme qui n'est autre que la maîtresse des lieux. Pour une fois dans sa vie, elle n'est plus un titre, un rang, c'est juste une femme qui souffre des douleurs de l'enfantement. Les dames de chambre se pressent autour d'elle, lui tenant la main tandis que la sage-femme guide ses efforts pour la délivrance.
▬ Respirez, madame. Vous y êtes presque ! Encore un petit effort.Des halètements, des râles. Et soudain, un cri. Un cri strident, vivant. De petits poumons avalent goulûment l'air, avide d'oxygène. De vie. La femme étendue dans le lit a les traits tirés, la mine pâle. Mais un maigre sourire inquiet étire ses lèvres. La sage-femme enveloppe délicatement le nouveau-né dans des langes. La mère se redresse, visiblement tendue. Sa voix fatiguée résonne alors :
▬ Et bien ?▬ C'est une fille en très bonne santé, Madame.Le soulagement se peint sur les traits de la jeune femme.
▬ Allez en informer Monsieur.La sage-femme disparaît après avoir déposé doucement le bébé dans son landeau prévu à cet effet. Quelques minutes plus tard, l'homme pénètre dans la pièce. Son visage est rayonnant et un franc sourire l'éclaire davantage. Il fait quelques pas et contemple le bébé. Puis, il tourne la tête vers son épouse.
▬ Vous avez comblé tous nos vœux avec cette héritière, très chère. Je vous laisse vous reposer à présent.Le père fait demi-tour et s'apprête à sortir. Soudain, il s'arrête et demande :
▬ Mais au fait, Madame, avez-vous songé à un prénom qui vous ferait plaisir ?▬ Oui... Gabrielle.▬ Mademoiselle, je vous en conjure, vous allez avoir des ennuis !La nurse ne savait plus où donner de la tête. Gabrielle avait grandi. Elle était à présent âgée de 6 ans et ne tenait pas en place. Certes, elle pouvait être une enfant patiente mais elle était également d'une impulsivité incroyable. Très intelligente, elle savait manipuler son entourage, avec habileté, pour réussir à échapper à la surveillance des adultes. Ses grands yeux au regard clair mettaient bon nombre de personnes mal à l'aise. Elle avait un air réfléchi. On sentait dans son regard qu'elle analysait son environnement en permanence. Gabrielle était plutôt grande pour son âge et fine. Elle avait vécu les six premières années de sa vie dans une ambiance stricte. Elle était l'héritière de la famille et se devait de tenir son rang. On lui avait appris la musique, la littérature, l'art de se conduire en société. Cours de culture générale, de français, d'escrime, d'équitation. Tout ce qu'une future dame bourgeoise se devait de savoir. Mais l'enfant avait souvent besoin de s'échapper, de s'évader. Lors de ses rares pauses, elle se glissait à l'insu de sa nurse dans le domaine et grimpait en haut de son arbre favori. Un immense chêne, plusieurs fois centenaire. Gabrielle tentait toujours d'aller plus haut chaque fois, dans l'espoir d'accéder au nid des pies voleuses, juché tout en haut et qui devait bien receler quelques trésors. Ce qui créait des sueurs froides à Marguerite, sa nurse. Elle avait aujourd'hui renouvelé l'expérience et se tenait sur une branche massive de l'arbre. Elle s'amusait de voir Marguerite si petite en dessous d'elle.
▬ Mademoiselle, s'il vous plaît, descendez ! Si Monsieur vous voit, je risque ma place !▬ Ne vous en faites pas, Marguerite. Père travaille, il n'en aura même pas connaissance.Gabrielle continua donc prudemment son ascension. Elle entendit un cri et son regard tomba sur Marguerite qui avait plaqué ses mains sur sa bouche. Que se passait-il ? Gabrielle suivit des yeux ce que fixait d'un air hébété sa nurse. Et là, son coeur rata un battement. Son père traversait le domaine d'un pas rapide. Nul doute que Gaby allait passer un sale quart d'heure. La petite fille descendit à toute allure de l'arbre, manquant de tomber. La gorge serrée, elle resta immobile, bien droite, essayant discrètement de nettoyer les traces de lichen qui avaient taché sa chemise et sa jupe. Le Comte se tenait à présent devant sa fille. Marguerite n'en menait pas large. Aussi, la surprise fut grande lorsqu'un grand sourire illumina les traits de Monsieur.
▬ Vite, Gabrielle. Venez avec moi.Interdite, elle suivit son père qui marchait à une vitesse incroyable. Ils parcourent les longs couloirs, ne s'arrêtant à aucune porte. Finalement, arrivés tout au bout de l'aile ouest, son père ouvrit la porte donnant sur une pièce dans l'obscurité. Gabrielle interrogea son père du regard et celui-ci lui fit signe d'entrer. Elle aperçut alors un lit à baldaquin dans lequel reposait sa mère. Elle avait les traits si tirés que la peur le saisit. Sa mère était-elle malade ? Allait-elle mourir ? Soudain, un bruit la fit sursauter. Elle n'avait pas remarqué dans la pénombre un petit berceau. Le coeur battant, elle se rapprocha et contempla un bébé tout rose, gazouillant. Son père se rapprocha et lui posa la main sur l'épaule.
▬ Votre frère, Gabrielle. Il se nomme John.Un grand sourire s'afficha sur le visage de Gabrielle. Elle avait un frère ! Elle se tourna vers son père. Mais soudain, elle sentit une douleur au niveau de l'oreille. Il l'avait saisi à cet endroit et la traînait à présent hors de la pièce.
▬ Et maintenant, si vous le permettez, nous allons régler la petite affaire de tout à l'heure, dans le parc.En grimaçant, Gabrielle suivit son père. Décidément, il avait très bonne mémoire...
▬ Ne bougez pas tant, je n'arriverai jamais à finir votre coiffure !!Marguerite avait pris de l'âge, mais elle n'avait guère changé. Gabrielle, elle, par contre, était presque devenue une femme. A 16 ans, elle avait fière allure. Des cheveux mi-longs, d'un châtain foncé, un visage fin, d'une beauté sauvage, des lèvres charmantes, un regard enjôleur. Elle restait fine et élancée. Son tempérament s'était également affirmé, avait mûri. Elle semblait sérieuse et calme, mais restait impulsive. Elle faisait ses études de médecine, avec un certain brio. Elle avait eu de nombreuses propositions de mariage de familles puissantes cherchant à caser leurs fils. Mais son père avait toujours refusé, arguant que sa première née méritait bien mieux que cela. John, lui, avait également grandi et était âgé de 10 ans. Les deux s'entendaient très bien, tantôt se protégeant, tantôt se cherchant. Gabrielle grimaça. Sa coiffure était bien trop serrée. Mais elle devait paraître sous son meilleur jour. Un jeune homme d'une famille très riche, très influente lui était proposé et son père semblait emballé par cette proposition. Un bal avait donc été organisé afin de permettre aux deux jeunes gens de se rencontrer. Gabrielle ne se faisait aucune illusion. Ce n'était que pure formalité, le mariage étant déjà sûrement arrangé entre les deux familles. Peu lui importait, après tout. Celui-là ou un autre. Enfin prête, elle sortit de sa chambre, saluant son frère au passage :
▬ Salut, John.▬ Gabrielle. Prête pour voir votre cher et tendre ?▬ Comme un condamné pourrait l'être.▬ Vous parlez comme quelqu'un allant à l'abattoir. Ce n'est pas si terrible, le mariage.▬ On voit bien que vous n'êtes que le second-né.▬ Parlons de choses plus joyeuses, savez-vous que notre cousin éloigné, Adam, sera présent ?▬ Non, je l'ignorais.Elle se souvenait de Adam qui avait, voila de cela des années, partagé ses jeux d'enfants. Ils n'étaient que cousins éloignés et cela expliquait qu'ils ne se soient pas vu davantage. Gabrielle se demanda fugitivement ce qu'il était devenu...
Le bal battait son plein. Gabrielle entra dans la grande salle de réception. Les lumières, les décorations de bon goût, les mets raffinés, tout avait été fait pour impressionner la famille de son futur époux. Gaby se sentait étrangère à tout cela. On la mariait comme on vendait du bétail, sans lui demander son avis. Comment aurait-elle pu se sentir concernée ? Ses parents l'encadrèrent et saluèrent les parents du jeune promis. Gabrielle dévisagea le jeune homme. Sans réelle beauté, sans apprêt, il était bien fade. Il ne semblait pas particulièrement intelligent et, au bout de quelques minutes, Gabrielle se rendit compte qu'il n'avait pas davantage de conversation. Elle resta le temps que la courtoisie imposait puis, s'excusant, se dirigea vers le buffet où elle allait demander un verre de champagne. Quand soudain, elle faillit rentrer de plein fouet dans une personne qui, manifestement, ne faisait absolument pas attention. Agacée, elle s'apprêtait à lui faire une remarque cinglante, lorsque le jeune homme se retourna. Un visage d'une beauté diaphane, la blondeur de cheveux à la texture de soie, un regard azur. Elle sentit son coeur se briser. Ne trouvant rien à dire, elle l'observait avec un air de parfaite idiote. Le jeune homme lui jeta un coup d'oeil amusé et lança :
▬ Je vous ai connu plus bavarde, ma cousine. Est-ce votre mariage qui vous rend ainsi aphone ?Gabrielle secoua sa torpeur. Il s'agissait donc d'Adam... Comme il avait changé ! Il était devenu un jeune garçon, qui frôlait le statut d'homme. Et d'une beauté prodigieuse. Elle répondit péniblement, ne se sentant bizarrement pas très bien :
▬ Ce n'est que votre beauté qui me trouble, mon cousin. Vous avez bien changé depuis que nous nous sommes vus.Gabrielle sentait son coeur s'emballer et un étrange mal de tête commençait à faire jour en elle. Elle fixa Adam, ne le quittant pas des yeux. Il venait de voler son coeur....
Cela faisait plusieurs mois que Gabrielle n'avait plus d'appétit, plus d'envie. Le souvenir de son cousin la hantait. Elle ne pouvait plus l'oublier. Il avait suffit d'une seule soirée. Naturellement, ils s'étaient revus depuis. Adam lui avait apprit que, ses parents étant morts, il était de passage à Londres pour régler les détails des obsèques avant de repartir pour les Etats-Unis. La seule lueur dans la journée de Gabrielle était son rendez-vous avec Adam. Et elle était décidée. Bien décidée. Elle ne se marierait pas. Elle ne voulait que Adam, et aucun autre. Elle avait bien tenté d'annoncer cela à son père mais elle n'avait reçu qu'une réprimande qui ne tolérait aucune négociation. Elle avait donc décidé de s'enfuir. Avec celui qu'elle aimait. Gabrielle regardait l'horloge qui indiquait 1h30 du matin. Il était temps d'y aller. Un sac était prêt, elle s'en saisit. Son frère, présent dans sa chambre, était le seul au courant qu'elle partait. Gaby se tourna vers lui, émue.
▬ Adieu, mon frère. Puissions-nous nous revoir.▬ Adieu, Gabrielle. Ne vous en faites pas. Je saurais vous retrouver.Puis, elle partit. Ses pas l'emmenèrent au fond du domaine, à un endroit inaccessible aux chiens de garde. Une ombre se tenait près d'un saule. Lui. Le coeur battant, Gabrielle se rapprocha. Dieu qu'il était beau, dans le clair de lune, son regard tendre posé sur elle. Elle aurait pu tuer pour ce regard. Elle déposa son sac et vint se jeter contre lui. Il l'enferma dans la prison de ses bras, déposant un baiser sur sa tête blonde. Elle se lança :
▬ Adam... Je ne peux vivre qu'avec vous, vous le savez. Si je pars, partirez-vous avez moi ?▬ Vous en doutez, Gabrielle ? Bien sûr. Bien sûr que je vous suivrai...Le soulagement se peignit sur les traits de Gabrielle. Il prit doucement le visage de la jeune femme entre ses mains, l'attirant à lui. Puis, il emprisonna ses lèvres dans un tendre baiser, plein de promesses. L'étreinte dura quelques minutes, après quoi il lui prit la main et ils quittèrent tous deux la propriété des Taylor pour ne jamais y revenir.
Los Angeles. Une ville pleine d'activité. Pleine de personnes. Pleine de bonheur pour Gabrielle. Adam et elle vivaient à présent ensemble dans cet endroit. Les talents de Gabrielle lui avait permis de mettre pas mal d'argent de côté et de commencer une carrière prometteuse de médecin. Un salaire confortable. Adam, lui, était commercial. La vie était douce et paisible. Gabrielle avait, bien sûr, rompu les liens familiaux depuis son départ. Seul son frère savait où elle habitait et lui écrivait régulièrement pour lui donner des nouvelles. Ce bonheur était bien fragile. Gaby allait l'apprendre...
▬ Allez, encore un morceau !!▬ Non, désolé, il est tard. Mon mari m'attend.▬ Ah oui, ton mari... Veinard, va !Gabrielle avait fini sa soirée avec des amis assez tard et seuls quelques habitués du bar restaient. Elle finit par les saluer et sortit de la pièce. Adam lui manquait. Depuis quelques temps, elle le trouvait bizarre. Il était distant, gêné. Elle avait mis cela sur le compte de la fatigue mais elle voulait en savoir plus ce soir. Arrivé enfin chez elle, elle pénétra alors dans le couloir menant au salon.
▬ Chéri ? Chéri ! Je suis rentrée ! Où es-tu ?Elle entendit un bruit non loin. Un choc le cloua au sol, tandis qu'elle se retrouva nez à nez avec une femme à moitié nue et Adam dans ses bras.
Puis, le noir total...
Elle était seule à présent. Elle avait quitté cette maison, du sang sur les mains. La haine au coeur, contre elle, contre l'humanité, elle avait arrêté d'exercer son métier. Ses parents étaient morts et lui avait laissé une fortune considérable. Cela avait été une folie d'espérer vivre une vie normale, avec un homme. Afin de tirer un trait sur le passé et aller de l'avant, oublier l'horreur qu'elle avait vécu et faite, elle prit un billet pour une croisière en paquebot. Une pensée s'égare tandis que ses mains tremblent sur le rebord du bastingage.
*Pourquoi, Adam ? Je t'ai tant aimé...*