Nirvana en avait assez de se lamenter, plus qu'assez. Elle passait ses journées prostrée, en attendant une quelconque délivrance qui ne venait jamais. Et elle n'en pouvait plus. Elle avait quoiqu'il en soit perdu tout espoir de revenir en arrière, elle se considérait comme définitivement perdue. Enceinte à vingt ans, non, elle n'attendais plus rien de la vie. Déjà petite, elle manifestait un détachement étonnant de la société et de la vie elle-même, à laquelle elle trouvait assez peu d'intérêts, et maintenant... Son rêve, la seule chose qui lui permettait de tenir dans un pareil monde de consommation, venait de lui être ôté. Certes, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle, elle ne rejetait plus la faute sur Buck depuis longtemps. Après tout, il n'avait fait que la séduire, et elle avait cédé. Elle en subissait les désastreuses conséquences. Enceinte. Et dire qu'elle se voyait seule tout le restant de sa vie, complètement seule. Le voilà, son rêve, et voilà la façon dont on le lui enlevait ; un gamin braillard, exactement ce qu'elle cherchait. Avorter aurait été la solution, mais quelque chose l'en empêchait. Tout d'abord parce qu'elle était contre ces pratiques, et ensuite parce qu'elle devait en parler à Buck. Il était le père, et malgré tout ce qu'elle pouvait bien dire, elle l'aimait, plus que tout. Bien plus que ses amis, devenus si nombreux en quelques mois, bien plus que sa famille, qu'elle haïssait. Elle l'aimait, jusqu'à la frénésie, tout autant qu'elle le détestait, pour avoir su se faire aimer et l'avoir ainsi mise en cloques. Donc tant qu'elle ne trouverait pas le courage de lui parler, son ventre resterait rond et ignominieux. Elle ne prenait même plus la peine de le cacher, le regard des autres ne lui avait jamais importé, se considérant comme trop différente pour se laisser juger. Au contraire, elle l'exhibait. Aimant le froid plus que tout, il était rare durant cette escale aux glaciers argentins qu'elle ne soit pas dehors, sur le pont, à ressasser les mêmes pensées tourmentées. Ainsi, elle exposait son abdomen, comme pour lancer un message de défi à quiconque oserait la provoquer, tout en restant discrète, bien évidemment.

Son principal soucis à ce propos restait sa mère, Maman qui, vingt ans plus tôt, avait été dans la même situation - ou presque. Jamais elle ne s'était demandée pourquoi elle avait choisi de la garder, ne jugeant cette décision ni bonne ni mauvaise. Était-elle amoureuse de ce père qu'elle n'avait jamais connu ? En ce cas, vivre avec sa fille avait dû être particulièrement douloureux, car ses traits singuliers étaient ceux de cet homme sans visage, c'était flagrant. Nevy n'avait jamais ressemblé à sa mère. Et elle retournait la situation à ce qu'elle vivait maintenant ; accepterait-elle de vivre avec la progéniture de Buck, avec la réplique du jeune homme ? Sûrement pas, il hantait déjà suffisamment ses jours et ses nuits, et ses cernes et son teint cireux suffisaient à résumer la façon dont elle le supportait. Ainsi donc, Madame Prescott avait fait preuve d'un grand "courage" durant toutes ces années ? Nirvana en arrivait à respecter sa mère, cette grossesse ne lui réussissait pas. Et elle doutait pouvoir l'imiter ; non, elle ne garderait pas cet enfant. Mais... Mais cela faisait déjà trop longtemps qu'elle se torturait avec ces mêmes réflexions, elle en arrivait toujours à la conclusion brumeuse de demander à Buck et de réfléchir encore.

Elle inspira une grande bouffée d'air glacial, et savoura la morsure du froid contre ses joues rougies. Elle aimait ces températures si basses qu'elle vous paralysaient, elles la revigoraient. Au contraire, les climats tropicaux des derniers mois avaient accentués son mal-être, et elle était heureuse de retrouver cette atmosphère polaire dont elle rêvait. Avant de rencontrer Buck, désormais elle n'avait plus la capacité de penser à autre chose que lui et ses conséquences. D'ordinaire, le froid avait le mérite de clarifier ses pensées, mais nous n'étions pas d'ordinaire, et même les glaciers ne lui rendaient pas sa vigueur d'antan. La désagréable sensation d'être perdue ne la quittait plus, et personne ne pouvait lui redonner raison, et confiance. Elle ne tiqua pas quand la tête d'un inconnu apparut à ses côtés, elle soupira simplement - admirant la buée que l'air chaud formait. A ce stade là, cet homme pouvait bien danser nu avec une théière sur la tête devant ses yeux qu'elle l'ignorerait. Si elle avait tourné la tête à ce moment là, alors qu'elle pensait à ses géniteurs, peut-être aurait-elle fait le rapprochement entre son menton fier et le sien, ou bien son nez droit. Mais elle n'avait pas tourné la tête, elle l'ignorait ostensiblement. Elle avait bien d'autres choses à penser que cet étrange énergumène Bohême après tout, qui pouvait l'en blâmer ? Mais si elle savait, elle aurait perdu le peu de dignité qui lui restait. Pas en sautant sur son père, non, pas le genre de la maison, mais en tentant de l'assassiner, avant de chercher à comprendre pourquoi. Pourquoi était-il parti ? Pourquoi l'avait-il laissée avec elle, Maman si différente et futile ? Et surtout, elle aurait plongé ses yeux verts dans les siens, et serait restée ainsi, à le "lire", jusqu'à ce que sa délivrance arrive, dans un mutisme héréditaire. Mais elle ne savait pas.