Les yeux de Nirvana avaient retrouvés un semblant d'éclat. Cela n'était certes rien, et l'étonnait d'autant plus qu'elle haïssait le climat égyptien. Au plus mal, il n'y avait aucune raison que ses prunelles devenues ternes s'illuminent à nouveau - même si ça n'était qu'un minuscule diamant. Elle passait la journée à l'intérieur, ne supportant pas la chaleur, sous l'air conditionné, toutes fenêtres soigneusement obstruées, ce qui donnait à sa peau blafarde un aspect translucide, en plus de sa maigreur effrayante et cireuse. Prostrée, elle ressassait sans cesse sa situation, son avenir, les moments passés avec Buck. Elle ne vivait plus, elle se contenter de respirer, parfois de manger sous la tutelle attentive de Jules. Comme si elle voulait tuer le bébé. 

Mais elle avait, semblait-il, retrouvé un peu de vie. Et cela, alors que tout était sa faute, elle le devait à Buck. Elle ne l'avait pas réellement vu depuis quelques semaines, lorsqu'il avait fait irruption dans sa suite. Cette entrevue l'avait secouée, elle en était sortie plus perdue encore. Mais, il lui arrivait de la croiser. Son inconscient semblait chercher sa présence, et involontairement, elle le rencontrait plus qu'elle ne l'aurait souhaité. En vérité, elle voulait le voir, mais quelque chose en surface l'en empêchait. Sinon, elle serait déjà heureuse dans ses bras. Or, cette semaine, elle le voyait plus. Bien plus. Avec son appareil à la main. Il se faisait discret, mais chacun des pores, des sens de Nirvana réagissait à son approche. Et elle osait dire qu'elle ne n'aimait pas. En restant cloitrée dans sa suite, elle parvenait à l'éviter, mais à quel prix ? Et toujours les mêmes questions. Pourquoi ?

Mais il n'y avait pas que Buck. Elle avait aussi beaucoup vu Kellen lui tourner autour. Elle ne le connaissait que de réputation, un type timide, sans grand intérêt si ce n'est celui d'être aimable. Heureux en couple, lui. Heureux de vivre, lui. Elle avait hérité du compliqué. Lui aussi, portant un appareil photo sans cesse, elle en avait déduit qu'il se tramait quelque chose - elle n'était pas stupide, même si elle n'était pas capable d'être comme tout le monde. Les deux amis tentaient sûrement de la prendre en photo. Elle était consciente de ne pas leur rendre la tâche aisée, en s'isolant, avec ce physique détruit et cadavérique. Mais, il était temps de sortir. De prendre un peu d'air frais - ou chaud à en étouffer. Il était temps de recommencer à vivre. Voir se tisser autour d'elle un semblant de vie, de rire, lui avait rappelé qu'elle avait des obligations. Comme ne pas se laisser abattre, ça n'était pas elle, pas la véritable et forte Nirvana. Et qu'avait-elle fait depuis des mois ? Se morfondre. Oui, il était temps de sortir. Dès qu'elle quitta la chambre, elle ressentit la bouffée d'air caractéristique, qui faisait prendre conscience de l'horrible odeur de renfermé dans la pièce. Elle se mît à courir, handicapée par des mois d'inactivité. Sa course était irrégulière, elle trébuchait sur la moquette épaisse des couloirs feutrés, comme avide, les mains en avant. Comme protectrice.

Enfin. 

Elle aurait dû s'en apercevoir avant, avant de se braquer, de s'isoler, de mourir à petit feu. Elle avait toujours eu besoin de vivre, d'être libre. Pourquoi s'était-elle laissée dépérir ? Pourquoi s'était-elle laissée enchainée ? Elle n'avait de réponse à aucune des questions, et cela la fit sourire. Un grand sourire malvenu, étonnant, dans ce couloir désert, sombre. Elle poussa la porte la séparant du pont en une grande expiration, et se jeta dans le soleil. La chaleur était étouffante, insoutenable, mais elle l'accueillit comme une vieille amie perdue de vue. Elle suffoquait, mais n'en avait que faire. Sa peau blafarde aspirait le soleil, et semblait immédiatement requinquée, elle n'avait plus cet éclat malsain. Soudain heureuse, comme elle ne l'avait pas été depuis des mois, des années, elle finit sa course sur la rambarde du pont, les yeux clos, tournés vers Râ. Il lui renvoyait sa bêtise, en olive conscience, et elle lui souriait. Oui, elle avait été stupide, elle, une sœur de l'eau, fille de la terre, de s'enfermer. Elle se sentait déjà mieux, les questions s'effaçaient, et laissaient place à un flou avide, idyllique.

Tout était orange. Un bel or, une couleur réconfortante. Dieu qu'elle avait été stupide. Jamais elle n'avait été aussi belle. Les cheveux défaits, les traits enfin détendus. Des mois noirs, mornes, sales, s'effaçaient. Elle aurait dû sortir plus tôt, oui. Accepter Buck avant. Enfin, ça, c'était un autre pas à franchir. Elle ne s'en sentait pas exactement capable, même si la situation lui donnait des ailes. Des ailes, oui. Un ange. Sali, bafoué, déchu. Elle se redressa en entendant le bruit caractéristique d'un flash, ses cheveux libérés fouettant son visage ébahi. Elle avait raison.

Kellen était là, et elle sentait Buck pas très loin. Elle sourit. Il avait l'air surpris, et gêné d'être pris en flagrant délit. Elle s'accouda au bastingage, sans le quitter des yeux, avec ce regard transperçant qui lui était propre. Son sourire s'élargit ; il avait l'air différent.

Voilà pourquoi j’aimais tellement celui qui était devenu mon meilleur ami. Il était tellement…Spontané, impoli, dépravé, si différent de moi que notre amitié en avait surprit plus d’un croyez-moi, mais une des choses à savoir à propos de Buck, c’est qu’il se fiche de tout, et encore plus lorsqu’il s’agit de l’avis que les autres peuvent avoir sur ses fréquentations. Buck c’était l’incarnation même de la désinvolture, nonchalant au possible, il pouvait irriter, agacer voir insupporter certains, comme il pouvait en charmer d’autres en un simple regard, une simple phrase. Surtout les femmes en fait. Ces pauvres filles avec qui il s’amusait à jouer, il les traitait toutes comme des jouets, les séduisaient, les utilisaient, puis leur brisaient le cœur. Su ce comportement, jamais je ne communiquerais avec Buck, ça le regarde, c’est la vie qu’il s’est choisi, et même en tant que son meilleur ami, je n’avais aucunement le droit de le juger à partir de cela, même s’il connaissait très bien mon point de vue là-dessus.

Lorsque j'avais fais la rencontre de Buck, il était en couple avec une jolie blonde au physique parfait, yeux bleus, longs cheveux brillants, en fait, excepté son affreux prénom, desdémone avait tout pour elle. Elle était dingue de mon meilleur ami, complétement accro à lui, elle buvait chacune de ses paroles et semblait s'imaginer passer le reste de sa vie à ses côtés...Manque de bol, aujourd'hui c'était une autre qu'il avait mise enceinte, et desdémone, non désolé je ne peux pas -dess- se retrouvait seule, complétement pommée, elle passait ses soirées à boire pour oublier qu'elle était incapable de se faire aimer comme elle aimait, et finissait toujours à la limite du coma éthylique. J'avais eut la malchance de tomber sur elle un soir, alors que je venais rechercher kaleigh à son boulot après son service, et dess ne m'avait plus lâché, j'avais été obligé de la ramener chez elle, la jeune fille étant incapable de mettre un pied devant l'autre, elle n'avait même pas réussi à m'indiquer le numéro de sa suite. Pitoyable comme comportement, certes, mais humain tout de même. Elle avait eut le cœur brisé et la vodka était tout ce qui lui restait, sans compter sa nouvelle meilleure amie Miss Tequila. Et tcha tcha tcha.

Bref, j'avais finit par me faire à l'idée que mon meilleur ami serait toujours plus dépravé que moi. Plus séducteur également. Et plus torturé. Et plus dépravé, provocateur et meilleur en photographie aussi. Merde, pourquoi j'étais ami avec un mec aussi bon en tout moi? Quelle idée. J'avais le don de m'attacher aux bonnes personnes voyez-vous. Le fait est que, Buck et moi partagions la même passion, celle de la photographie. Je pratiquai la photo depuis des années maintenant, j'avais eut mon premier appareil photo professionnel à dix ans, c'est l'avantage quand votre mère a les moyens, et je me débrouillais plutôt bien malgré le fait que je n'ai pas choisi d'intégrer une école d'art spécialisée. Du moins c'est ce que je croyais avant de croiser la route de ce foutu Buck, lui, étant étudiant en photographie, et je devais bien avouer qu'il était vachement doué. Bien plus que moi d'ailleurs, même si je ne l'avouerai jamais. C'était d'ailleurs notre passion qui nous avait rapproché, un jour lorsque j'étais sur le pont du royal majestic, il m'avait abordé en me parlant de mon appareil photo, il connaissait bien le modèle que j'utilisais, ce qui est plutôt rare, et à partir de là nous avons commencé à trainer ensemble.

Ces derniers temps, les distractions sur le bateau se faisaient rares. Très rares en fait. Tout comme la jolie Nirvana, la...Je ne sais quoi de Buck. Sincèrement, leur histoire et leurs sentiments me semblaient tellement confus que j'avais renoncé à toute tentative de compréhension à l'instant même ou ça avait commencé...Nevy donc, comme aimait l'appeler mon meilleur ami, n'avait pas vraiment pour habitude de sortir beaucoup, elle s'était repliée dans une sorte de mutisme surement causé par sa grossesse, et c'était de là que tout avait commencé il y a une semaine...

Dans un premier temps, notre petit jeu consisté à devoir prendre le plus beau cliché possible de le jeune Nirvana, nous avions une semaine tout rond. Sauf que j'étais loin d'être le genre de mec qui aime perdre ce genre de jeu, et je savais pertinemment qu'en suivant cette unique règle j'étais sure de perdre, Buck étant bien plus doué que moi. J'avais alors tenu à ce que le but de notre petit jeu soit plutôt de devoir prendre des clichés de Nirvana sans que celle-ci ne s'en aperçoive jamais..En plus d'avoir plus de chance de gagner, je trouvais cette traque bien plus amusante. Cela faisant donc une semaine que je m'amusais à suivre Nirvana dés lors qu'elle mettait un pied dehors, ce qui s'était en fait résumé à deux ballades sur le pond. Pour une amoureuse de la nature comme me l'avait décrit Buck, je ne trouvais pas Nirvana très communicante avec celle-ci ! Mais qu'importe, elle était là, alors que Buck et moi étions en train de parler ensemble alors que nous trainions dans le jardin d'été se trouvant sur le bateau. Nous nous étions donc immédiatement séparés, nous dirigeants vers des directions opposées, dégainant nos appareils photo comme s'il s'agissait d'armes et que nous allions au combat. Alors que je me pensais à l'abri des regards, adossé contre un arbre artificiel qui était là, Nirvana, à peine arrivée, se ruât vers le bastingage, et sans que je comprenne comment elle avait senti ma présence, elle se tourna droit vers moi et m'adressa ce que je pensait être un sourire. Je n'en savais rien à vrai dire, je ne l'avais jamais vu sourire auparavant, car je ne l'avais que trop peu croisée...Elle continuait de me fixer, et moi, comme un idiot, je restais planté là, mon appareil à la main. Je lui souriais également, mi gêné, mi-amusé, avant de tourner la tête vivement vers mon meilleur ami, et je criai alors à son attention

*mais bon sang t'as un sonar à la place du cerveau ou quoi? Dés que je m'approche à moins de vingt mètres tu le sens...*
Je le pensais, je le pensais vraiment sincérement, mais je m'abstenais d'ajouter ces quelques mots. Je ne me le serais jamais permis. Je ne connaissais rien de Nirvana, excepté son prénom, et ma timidité m'empêchait d'être totalement ouvert aux autres, et de m'exprimer comme j'avais l'habitude de le faire avec mes proches...

KELLEN ▬ Merde j'aime pas quand tu gagnes Buck, C'est bon tu l'aura ta tournée de tequila sunrise, content?
BUCK ▬ Ba ouais un peu ! Mais bon, faut dire que c'était prévisible...

Toute cette histoire pour... Et bien finalement pas grand chose. Pourquoi étions-nous là, tout les deux, nos appareils photos à la main, suivant Nirvana comme un chasseur suivrait sa proie ? Pourquoi Kellen était entrain de s'excuser auprès de Nevy ? Pour comprendre, il faut remonter une semaine plus tôt, lors d'un après-midi ennuyeux du mois de mars, sur le pont du bateau, en compagnie de mon meilleur ami aussi ennuyant que passionnant.

Cela faisait déjà plusieurs semaines que j'avais fais irruption dans la suite de Nirvana, croyant alors qu'elle était enceinte de Jake, son meilleur ami. J'avais rapidement déchanté en apprenant qu'en fait, le père du bébé n'était autre que moi. Depuis cette journée haute en couleur, je n'avais vu que très rarement Nevy. Elle m'évitait, du moins je le pensais. Je commençais à la connaitre, ou du moins je pensais cela. J'étais tellement habitué au fait qu'elle change constamment de comportement à mon égard, que je pensais que c'était encore un de ces revirements de situation dont elle avait le secret. J'en avais parlé à Kellen. Il était probablement le mieux placé pour me conseiller et me guider. Il connaissait mieux que quiconque ma relation avec Nirvana, comme s'il était une tiers personnes dans cette relation. Il connaissait Nirvana par coeur sans lui avoir réellement parlé - le fruit de mes nombreuses après-midi à déblatérer à son propos. De plus, il était d'un bon conseil, plus posé et réfléchi que moi. Nous étions très différents, et chacun essayait de faire changer l'autre dans son sens. Pour en revenir à cette journée, selon lui, elle ne m'évitait pas, elle ne sortait tout simplement pas de sa chambre. Je n'y avais pas pensé, mais il avait raison. Comment pouvait-elle m'éviter, sans me croiser ? Certes j'aurais pu aller la trouver dans sa chambre, mais après cette discussion que nous avions eux, je préférais la laisser faire le premier pas. Suite à cette révélation, une idée germa dans la tête de mon ami - allez savoir comment - et il me proposa un défi : celui qui prenait la plus belle photo de Nirvana devrait payer une tournée à l'autre. Nous étions tout deux passionnés de photographie, mais j'étais plus doué que lui - oui, oui, modeste aussi, je sais. Je voyais en ce défi l'occasion de mettre une belle raclée à mon meilleur ami, et d'autre part me rapprocher de celle que j'aimais. Mais rapidement, Kellen se rendit compte de son désavantage et changea la règle : il fallait prendre le plus de photo de Nevy sans qu'elle le remarque. Un jeux d'enfant. Enfin... C'est ce que je lui avais dis, mais j'ignorais que la tâche allait être aussi corsée.

Nirvana ne sortit pratiquement pas de sa chambre. Les rares fois où elle osa mettre le nez dehors, j'étais choqué par son apparence. Même de loin j'arrivais à voir sa peau plus blafarde que d'habitude, et sa maigreur affolante. Je n'avais jamais côtoyé une femme enceinte, mais je savais que certains facteurs étaient plus difficiles à supporter pour elles que pour les autres : la chaleur, la fatiguée, ... Et ces derniers jours, il avait fait extrêmement chaud, trop chaud même. Cela pouvait expliqué la quasi inexistence de Nirvana au sein du bateau ces derniers jours, mais pour le reste... Je savais que ce bébé ne représentait pas exactement la même chose pour elle que pour moi, mais irait-elle jusqu'à se laisser mourir de faim - et mourir tout court - pour tuer le bébé avec ? Je ne la pensais pas capable d'une telle chose. Néanmoins...


Je m'égare quelque peu. Vous avez donc compris pourquoi nous en étions arrivés là, maintenant. Je souriais, un sourire effronté, celui qui ne m'avais pas quitté durant des années, que j'affichais constamment quand je gagnais, ou dans ce genre de situations. Ce sourire qui en avait fait craqué beaucoup, ce petit plus qui me donnait un air de je-m'en-foutiste, ce que j'étais. C'était un point que nous partagions Nirvana et moi, notre désintérêt de ce que les autres pouvaient penser sur nous. Un léger sourire étirait les lèvres de Nevy. Ce sourire que j'aimais tant, et que pourtant je ne voyais pas souvent. J'aurais apprécié le voir plus souvent, mais en ma présence Nirvana ne souriait que très rarement. Je ne lui en donnais pas l'occasion aussi. Ceci ne fit que renforcer ma bonne humeur. Saisissant mon appareil photo, j'appuyais sur le bouton et déclenchais le flash. Kellen me regardait, éberlué, tandis que Nirvana l'observait. Je m'approchais encore un peu.

BUCK ▬ Une photo souvenir ! Je la mettrais dans un album pour me rappeler ce jour si merveilleux où je t'ai battu. Je la montrais à vos enfants à toi et Kayleigh, et je leur dirais que leur père est un perdant.

Je lui faisais un clin d'oeil, mon sourire n'ayant toujours pas quitté mes lèvres. Tout cela n'était pas méchant, loin de là. C'était plutôt des paroles taquines, et Kellen le savait. Il était comme un frère pour moi. Et lui comme moi savions qu'il était loin d'être un perdant, plutôt l'inverse. J'avais toujours été comme ça, taquin et moqueur, avec tout le monde. Ca plait ou ça ne plait pas, cela m'importe peu.
Tournant la tête vers Nirvana, je m'adressais directement à elle.

BUCK ▬ Désolé si j'ai pu te perturber, mais j'en doute. Je suis plus discret que cette petite fouine.

Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas comporté aussi... Innocemment avec Nirvana. Ces derniers temps, nos conversations étaient trop sérieuses, il n'y avait plus de place pour la rigolade. En même temps, nous allions avoir un enfant, et ça n'était pas une blague...

« Merde j'aime pas quand tu gagnes Buck, C'est bon tu l'aura ta tournée de tequila sunrise, content ? ».

Il avait sourit à son tour, Kellen. Gêné. Il semblait ne pas savoir où se mettre, quoi dire. Mais il s'était trompé, parler de Buck n'était pas la meilleure chose à faire. Nirvana passa du sourire enfin calme et sincère à une hystérie nerveuse difficilement contrôlable. Il était là. Comment devait-elle réagir ? Elle n'y avait pas réfléchi - malgré ses mois d'ermitage. Se jeter dans ses bras ? Fuir, encore et encore, lâchement. Non, pas après ce qu'elle venait de vivre. Elle pensait enfin positivement ; accepter Buck, lui annoncer sa décision - qui n'était alors même pas prise - et lui faire comprendre ce qu'elle ressentait. Mais que ressentait-elle, au juste ? Elle était encore incapable de le dire, et la proximité du tourment, de la source de la douleur et du réveil, n'arrangeait rien. C'était impensable, irréalisable, diffamant, masochiste, vicieux. De l'aimer au grand jour. Elle s'apprêtait à fuir, encore une fois, car c'était après tout la seule solution, bien qu'indigne, qu'il lui restait, mais Kellen reprit la parole. Il la sauva, à sa bien timide manière, sans même en prendre conscience. Il venait de préserver trois vies, d'en faire naitre une, de laisser une marginale éplorée vivre avec son cauchemar. Et tout cela par une phrase insignifiante et incertaine.

«  J'suis désolé si je t'ai importuné Nirvana, en te suivant de la sorte... ».

Elle s'apprêtait à répondre qu'il n'y avait aucun problème, machinalement, mais elle était déboussolée par ce revirement inattendu de pensée. Était-elle donc lâche ? À ce point ? Écœurant. Elle en préférait même la guimauve. Quitte à devenir une de ces mièvres stupides et à se jeter dans les bras de Buck. Elle en était à un tel point, à deux mois de sa délivrance, qu'elle pouvait le faire. Oui, devant tous, sur un pont où tout le monde la regardait déjà en riant ou fronçant les sourcils. Elle en était capable. Après tant de temps passé à tergiverser, elle avait perdu suffisamment. Tous ces mois, qu'elle aurait pu vivre heureuse avec Lui, Jules et les autres, elle les avait passés prostrée dans sa suite noire et malodorante. Il était grand temps de les rattraper, quitte à déroger à ses principes, quitte à mettre fin à ces atroces semaines de réflexions sans fin, quitte à devenir ce qu'elle craignait.

« Bah ouais un peu ! Mais bon, faut dire que c'était prévisible...  ».

Nirvana ne le voyait pas. Mais elle le sentait. Comme s'il n'y avait que lui. C'était comme une alarme, un flash rouge, vibrant, qui lui hurlait de fuir ou de se jeter dans des bras. Il s'approcha, et elle le vit enfin. Cela faisait des semaines. Il arborait ce petit sourire insolent, celui qu'elle aimait tant, pour qui elle s'était damnée. Cela faisait des mois. Alors elle céda. Cela faisait une vie. Entière, semée d'embûches et d'interdits. Il la prit en photo une fois de plus, et elle se laissa faire - son image ne la gênait pas. Elle ne bougeait pas, comme figée par la vue de cet homme insouciant qu'elle retrouvait. Il n'avait pas été comme ça depuis leur rencontre, et elle le préférait ainsi, plutôt que sérieux et bien trop porté sur l'idée de devenir père. Joueur, il s'adressant à Kellen sur un ton faussement moqueur qu'elle n'avait jamais entendu ;

« Une photo souvenir ! Je la mettrais dans un album pour me rappeler ce jour si merveilleux où je t'ai battu. Je la montrais à vos enfants à toi et Kayleigh, et je leur dirais que leur père est un perdant. ».

Si Nirvana fut choquée par ses paroles volontairement méchantes, elle n'en montra rien et resta de marbre, malgré  le véritable foyer qui grondait en elle. Elle ne comprenait pas que l'on puisse charrier avec autant de fiel son meilleur ami, bien qu'elle-même n'ait pas de véritable ami de ce genre. Ses relations se résumaient à un amour débordant et destructeur, ou à de la haine. C'était plus simple, plus compliqué. A la place de Kellen, elle se serait offusquée. Et ! Mais depuis quand pouvait-elle penser comme les autres, à la place des autres ? Elle qui avait tant de mal à les comprendre ? Surprise, elle cessa de fixer Buck quelques instants. Qu'était-elle devenue ? Une de ces simplettes qui croyaient tout savoir et conseillaient les autres sur les méandres de la vie ? Ridicule. Une romantique passionnée qui pouvait se vanter d'avoir compris ? Écoeurant. Elle n'était personne. Une fille sans personnalité, perdue dans la foule, enceinte et amoureuse. Dans le noir. Peut-être valait-il mieux ça que les jeunes déjà au bord de la mort, usés par la drogue ? Ou même ces filles, toutes, qu'elle haïssait tant. Buck, lui, savait qui elle était, au final. Et si elle n'y comprenait rien, lui la connaissait mieux que quiconque, malgré les quelques heures passées ensemble, et pouvait lui donner ce qu'elle attendait. La rendre heureuse. Oubliant complément Kellen et les autres sur le pont, elle courut, sans attendre la fin de la phrase de Buckminster ;

« Désolé si j'ai pu te perturber, mais j'en doute. Je suis plus discret que cette petite fouine.  ».

Il termina par un hoquet de stupeur, que le choc dû le corps de Nirvana avait déclenché. Elle s'était jetée contre lui, trop rapidement pour que chacun ne puisse y réfléchir. Elle l'avait étreint, passé ses propres bras derrière son cou, son dos noueux aux muscles fins. Elle respira avidement son odeur unique, de sel, d'alcool et de fumée, et resserra sa prise, se pressant contre lui. Elle avait l'impression de vivre, d'être réelle, comme elle ne se l'était jamais sentie. Elle jeta un coup d'oeil d'excuse à Kellen, timide coincé entre deux libertins retrouvés, puis quitta le torse de Buck, par un respect subitement retrouvé pour autrui.

« Désolée je... J'avais besoin. ».

Elle se mordit la lèvre, dans l'espoir d'être claire et de se faire pardonner cet élan inconvenant. Sa voix était toujours aussi rauque, cassée. Elle n'avait pas parlé depuis... A dire vrai, elle ne vivait pas, depuis tout ce temps. Vingt ans de concessions. Neuf mois cloitrée. Il était temps de rattraper. 

« Nirvana ! Oui j'suis en cloque et oui j'suis stupide. Non, j'm'en fous et tu peux me juger. Kellen, c'est ça ? Il parait que tu es différent... ».

Elle se retourna un peu vers Buck et le regarda, suppliante, comme si elle attendait une autre étreinte, une autre délivrance, pour confirmer sa liberté enfin recouvrée. Prenant son air le plus enfantin possible - n'ayant pas eu de véritable enfance - elle reprit, devant les deux hommes, les yeux rivés sur ceux de Kellen.

« Dites... Je peux voir les photos ? ».